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Laure Murat – Proust, roman familial
Publié le 5 février 2024

Laure Murat, femme de lettres française, qui enseigne à l’Université de Californie de Los Angeles, a obtenu le Prix Médicis, dans la catégorie des Essais, pour le livre qu’elle a publié cet automne.
Dans ce livre, elle montre combien une lecture, pour elle celle de La Recherche, a éclairé sa vie, lui a donné d’être qui elle est. «L’œuvre de Proust appartient à ces livres dont Flaubert, évoquant les romans de Rabelais et de Cervantès, disait qu’ils ‘’grandissent à mesure qu’on les contemple, comme les Pyramides’’» p. 214. J’aime entendre aussi que ces livres « grandissent » ceux qui les lisent.
Chacun peut sans doute se redire que de telles rencontres, avec telle œuvre artistique, sont fondatrices pour elle, pour lui. Lecture, expérience artistique, spirituelle… le plus souvent vécue à l’adolescence, cette période de vie qui va emporter ce que sera notre destin, notre vocation.
Pour Laure Murat ceci la conduira à une rupture radicale avec son milieu familial, qui conjugue, par ses parents, noblesse d’Ancien régime (les Luynes) et noblesse d’Empire. Mais, le milieu culturel dans lequel baignait ses parents sera tout de même comme une permission donnée de considérer autre chose que la pure et simple reproduction de la tradition. « Indubitables produits de leur milieu, mes parents différaient de ces mille et un personnages proustiens du faubourg Saint-Germain par un trait essentiel. Ils lisaient. Je veux dire : ils lisaient vraiment » p. 31.
« Mes parents n’avaient à peu près rien en commun, mais ils n’auraient jamais pu se passer, ni l’un ni l’autre, de la vie de la pensée. Ce qui faisait d’eux des exceptions dans un univers où la culture, sous la forme d’une érudition superficielle, sert surtout à faire joli dans le conversation » p. 32.

A la fois sa vie, homosexuelle assumée, et le lien avec Marcel Proust font de son livre un regard qui permet de mieux éprouver ce que vivent des personnes qui ont dû faire des choix de rupture dans leur existence. On peut alors comprendre que ceci nourrit des attitudes de combat, puisque les choses n’allaient pas de soi.
« Mon destin, on me l’a assez répété, était de me marier et d’avoir des enfants. Je n’ai pas d’enfants, je ne suis pas mariée, je vis avec une femme, je suis professeure d’université aux États-Unis, je vote à gauche et je suis féministe. Pour le milieu d’où je viens, c’est excéder de beaucoup le délit de cumul des mandats » p. 14.

« La lecture de la Recherche m’a délivrée des faux-semblants attachés à l’aristocratie de mes origines, m’a instaurée en tant que sujet en dépliant le sens des mises en scènes attachées à l’homosexualité et, plus que tout m’a ouverte au réel. Elle m’a aussi instituée professeure » p.187.
« Proust n’endort pas nos douleurs dans les volutes de la prose, il excite sans cesse notre désir de savoir, cette libido sciendi qui, en séparant l’enfant de sa mère, nous affranchit plus sûrement du malheur que tous les mots de la compassion.
A ce titre, il ne serait pas exagéré de dire que Proust m’a sauvée » p. 217-218 (il est utile de souligner que cette citation est la dernière phrase du livre de Laure Murat).

Laure Murat a été sauvée, écrit-elle, de quoi ? Comme Proust se fait le pourfendeur des travers de l’aristocratie et des bourgeois de son temps, elle empreinte ce même chemin. Les citations qui suivent permettent de saisir combien des vies sont «programmées ». S’en libérer ne va pas de soi.
« La joie et la peine, l’excitation et la douleur, l’enthousiasme et la mélancolie sont affaire de classe. ‘’On ne pleure pas comme une domestique’’, répétait mon arrière-grand-mère, que la haine de l’effusion avait poussée à donner un bal à la mort d’un de ses fils, engagé volontaire tombé pour le France en 1916, à l’aube de son vingtième anniversaire » p. 18.
« L’appartement où nous habitions se situait dans le XVIe arrondissement de Paris, entre l’avenue d’Iéna et l’avenue Marceau, quartier résidentiel d’une torpeur abyssale, où il ne se passait rien, comme si la semaine entière n’était qu’un dimanche étiré sans fin » p. 36.
« La caractéristique principale des gens du monde est d’être constamment en représentation. Il n’y a jamais de relâche dans le spectacle mondain. La façon de s’habiller, de parler, d’être, de manger, de marcher, de dire bonjour, de remercier, de signifier être en permanence sous le contrôle d’un œil au regard fixe, comme la conscience dans le poème de Victor Hugo – ‘’l’œil était dans la tombe et regardait Caïn.’’ C’est celui de l’Histoire, dont il convient d’être digne. Ce phantasme ou cette vue de l’esprit, est d’une autorité redoutable, a fortiori dans une famille où l’on s’est illustré sur le champ de bataille » p. 79.
« L’aristocrate est incapable de changer de rôle. Car il a été éduqué dans le mimétisme. S’en défaire, cela reviendrait, croit-il, à changer la nature profonde de son être, comme si la noblesse était une partition inscrite dans les gênes à interpréter tous les jours. Il n’y a pas plus aliéné que l’aristocrate.

Naître et grandir dans ce milieu signifie donc partir avec un handicap cognitif sérieux, puisqu’il est à peu près impossible, lorsqu’on est élevé depuis l’origine dans ce théâtre qui ne ferme jamais, de faire la différence entre le rôle et la personne, la représentation et le référent, la fiction et la réalité » p. 81.
« Là où le grand bourgeois ‘’eût cru affirmer son chic par un ton tranchant, hautain à l’égard d’un inférieur, le grand seigneur, doux, souriant, avait l’air de considérer, d’exercer l’affectation de l’humidité et de la patience, la feinte d’être l’un quelconque des spectateurs, comme un privilège de sa bonne éducation. Avoir l’air, affecter, feindre : aucun doute ne peut subsister sur la performance aristocratique, qui est sans repos » p. 82-83.
Citant Deleuze (cf. p. 89), Laure Murat pourfend ces attitudes qui, pour elles, reposent sur du vide. Ces signes « sont vides, mais cette vacuité leur confère une perfection rituelle, comme un formalisme qu’on ne retrouvera pas ailleurs » cité p. 89. Se pourrait-il que, dans un monde sécularisé, lorsque la foi ne confère plus de sens aux gestes et aux paroles, ceux-ci ne tiennent plus que par le respect scrupuleux, voire pointilleux de leur forme ?

Par les livres, comme par les rencontres, nous accédons à des réalités humaines qui ne nous ressemblent pas ; pour paraphraser Emmanuel Carrère, nous nous intéressons à d’autres vie que la nôtre. Ici, Laure Murat nous donne de sentir combien un choix de vie, qui exprime ce qu’elle découvre d’elle-même, son homosexualité, conduit à de ruptures, de combats, de souffrances aussi. A l’heure de Fiducia supplicans la lecture de Proust, roman familial peut être éclairante.
Laure Murat sait se faire incisive, En particulier lorsque l’hypocrisie, la bienséance, le souci de l’opinion dictent les comportements. Le silence comme règle est la permission de tous les comportements, tant qu’ils ne se disent pas. « Forniquez tant que vous voulez dans votre placard fermé à double tour, dit la société, mais de grâce ne nous imposez pas vos passions déplacées » p. 136. « Dire : voilà la faute suprême. La famille, aristocrate ou non, n’exclut personne tant que les choses ne sont pas dites » p. 137.

Elle exprime aussi combien il peut être douloureux, non seulement de ne pas être comprise par ses proches, mais bel et bien rejetée. Les lignes qui suivent concernent sa mère.
« Sa détestation des ‘’gauchistes’’ et des ‘’féministes’’ n’était surpassée que par sa haine de l’homosexualité, qui confinait à la manie. Elle lui déformait la bouche, on la sentait prête à cracher par terre à l’évocation de ‘’ces gens qui ont les hormones à l’envers’’, comme elle disait J’ai gardé le silence pendant des années et j’ai menti tant et plus, convaincue – à raison – que la révélation de mon secret provoquerait une rupture définitive des relations familiales » p. 126.
« La mort de mon père, en 1998, scella notre rupture définitive. Elle est morte quinze ans plus tard sans que je l’aie jamais revue, sans qu’elle ait jamais tenté de me contacter, ni par écrit, ni au téléphone, ni d’aucune autre manière. Pas un anniversaire, pas une fête n’échappa à cette règle d’airain » p. 129. « Cette part d’inhumanité, pour une enfant, n’est pas seulement incompréhensible. Elle est intolérable. Je n’ai pas pu en percer l’énigme de son vivant pour la simple raison que je n’avais pas accès à ma mère » p. 131.

Pascal Wintzer, OFC

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