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Nul amour entre tes griffes
Publié le 31 octobre 2023

Fiche pour l’observatoire Foi et Culture à propos de Triste tigre de Neige Sinno

 

Un des livres importants de la rentrée littéraire de septembre dernier n’est pas un roman, même s’il fait partie des listes des prix littéraires de novembre. Est-ce un témoignage ? En tout cas c’est le récit d’un inceste par celle qui l’a subi.

L’inceste n’est pas une réalité nouvelle, il convient cependant de l’inscrire, ainsi que la parole qui s’exprime aujourd’hui, sur l’horizon plus vaste du libéralisme consumériste. On lira à ce sujet ce qu’écrit Eva Illouz, dans La fin de l’amour. Enquête sur un désarroi contemporain.

Seuil, Points-Essai, 2020. « La sexualité a connu d’importants changements culturels, qui se sont alimentés les uns les autres. Par le biais de la sphère juridique, elle est devenue une affaire privée et une prérogative personnelle. Grâce à la science et aux conceptions biologiques du corps, elle s’est détachée de la morale religieuse. Enfin, le freudisme et la culture consumériste ont fait du corps sexuel une unité hédonique » p. 90.

« Si le néolibéralisme a incontestablement entraîné une disparition de la normativité dans les transactions économiques (transformant les institutions publiques en organisations à but lucratif et faisant de l’intérêt personnel l’épistémologie naturelle des acteurs sociaux), on doit se demander si la liberté sexuelle n’a pas des effets du même type sur les relations intimes : en normalisant le plaisir autocentré et en instituant la compétition et l’accumulation sexuelles, ne signe-t-elle pas la fin de la normativité, laissant les relations se déréguler du point de vue des codes moraux et éthiques ? » p. 29. « Le ‘’marché’’ n’est pas qu’une métaphore économique, mais la forme sociale réelle des rencontres sexuelles régies par la technologie de l’internet et la culture de la consommation » p. 35. En son temps, Michel Houellebecq avait pointé ceci dans son premier livre, Extension du domaine de la lutte.

Le livre dont j’entends parler ici est celui de Neige Sinno, Triste tigre. POL, 2023. Certains peuvent être las de tous ces récits d’abus, de violences, d’emprises. Certes, mais nous sommes cette génération qui voit, enfin, des victimes être crues et souhaitons-le défendues, protégées. Neige Sinno montre comment un prédateur, ici l’homme qui a épousé sa mère, fait de sa victime une complice, l’emprisonnant totalement et l’établissant dans la dépendance. « C’est vrai qu’il y avait en moi quelque chose de vulnérable, une situation d’extrême solitude, d’aliénation qui me prédisposait à être victime. Je savais que s’il était arrêté, nous n’aurions plus aucune ressource, nous tomberions dans l’indigence, quatre enfants et un salaire de femme de ménage, les calculs étaient vite faits. Sans parler du déshonneur, puisque tout le monde saurait » p. 43.

Elle n’entend pas faire de l’écriture une thérapie – même si elle conçoit qu’il peut en être ainsi pour d’autres qu’elle. Non, écrire ne guérit pas, n’efface pas, et même parler de résilience pourrait laisser entendre que l’on passerait à autre chose. Elle vit dans son présent ce qu’elle a enduré hier.

« Ami lecteur, ami lectrice, ma semblable, ma sœur, voici donc un aveu que je me dois de te faire, car je ne nourris point le désir de te fourvoyer : prends garde à mes propos, ils avanceront toujours masqués. Ne prends pas ce texte dans son ensemble comme une confession. Il n’y a pas de journal intime, pas de sincérité possible, pas de mensonges non plus. Mon espace à moi n’est pas dans ces lignes, il n’existe qu’au-dedans » p. 52.

« Il n’y a jamais de happy end pour quelqu’un qui a été abusé dans son enfance. C’est une erreur et une source d’angoisse que de croire au mythe du survivant tel que nous le décrivent les films américains. Ça vous fait croire que le temps est linéaire, qu’il y a une progression de victime à plaignant à survivant à content » p. 86.

« La littérature ne m’a pas sauvée. Je ne suis pas sauvée » p. 200.

« Relève-toi et marche n’est pas applicable dans le cas des violences faites aux enfants. On ne peut pas se relever et se défaire de quelque chose qui nous constitue à ce point. Le monde entier est perçu à travers ce filtre.

Quand on a été victime une fois, on est toujours victime. Et surtout, on est victime pour toujours. Même quand on s’en sort, on ne s’en sort pas vraiment » p. 202.

Triste tigre est un livre, mais il s’agit aussi d’une expérience… ils se croisent mais sans se confondre. C’est à la mesure du respect de cette distinction que l’on aborde justement et l’œuvre littéraire et son auteur.

 

L’autrice donne les raisons pour lesquelles elle pourrait ne pas vouloir écrire ce livre ; parmi celles-ci, j’en retiens ici quelques-unes : « Je ne suis pas sûre de pouvoir apporter quoi que ce soit aux victimes, aux proches de victimes, aux agresseurs ni même à ceux qui veulent mieux comprendre le sujet. Je ne suis pas sûre que ce livre m’apporte quoi que ce soit à moi, en tant qu’être humain, ni en tant qu’écrivaine. Je ne crois pas à l’écriture comme thérapie. Et si ça existait, l’idée de me soigner par le livre me dégoûte. Si ce n’est ni pour les autres ni pour moi, alors à quoi bon ? » p. 96-97.

Dans un viol, on ne peut pas parler de sexualité, il n’est question que de domination, d’emprise ; le sexe suppose une relation, la violence, qu’elle soit sexuelle ou d’une autre forme, en est la négation. Bien entendu, il peut y avoir une excitation, mais elle n’est que la réaction physiologique d’un corps et de ses terminaisons nerveuses. Ceci doit être dit et souligné : on sait que les abuseurs, du fait de cette excitation, tiennent leurs victimes dans un mensonge de culpabilité et de fausse complicité.

« Il ne s’arrêtait pas tant que je n’avais pas eu d’orgasme. Je me souviens même de me concentrer pour que ça vienne, sans quoi ça allait durer une éternité. Son plaisir était de me donner du plaisir contre mon gré. En me donnant ce plaisir il me rendait complice de mon viol. A ses yeux, et aux yeux de la société dans laquelle nous vivions. Il pensait peut-être que cela fonctionnait pour moi aussi, cette poudre aux yeux de l’orgasme. Sauf que moi, puisque je le vivais, je savais bien que l’orgasme ce n’est pas nécessairement du plaisir » p. 144.

Lorsque l’on peut être tenté de ne pas ou de ne plus écouter ces voix, telle celle de Neige Sinno et de tant d’autres, la seule factualité des chiffres ne peut pas être oubliée : « Les derniers chiffres officiels de statistiques judiciaires montrent que 74% des plaintes pour viol (que ce soit pour les adultes ou pour les mineurs) sont classées sans suite, que 50% des plaintes instruites sont déqualifiées en agressions sexuelles ou atteintes sexuelles, et que, au bout du compte, seules 10% des plaintes sont jugées aux assises ou au tribunal pour enfants, avec une diminution des condamnations pour viol de 40% depuis dix ans » p. 150.

Pourquoi Triste tigre ? Pourquoi ce titre ? Neige Sinno s’en explique. Comme souvent chez les bons auteurs, elle renvoie à ses propres lectures et fait découvrir les liens qui unissent ses écrits à ceux vis-à-vis desquels elle se trouve en dette. Pour Neige Sinno, il s’agit en particulier d’un poème d’Oscar Wilde – il y est question d’un tigre –, ainsi que d’un récit de Margaux Fragoso, Tigre, tigre ! (Flammarion, 2012, traduction de Marie Darrieussecq). J’en cite quelques extraits.

« Le secret : voilà ce qui a permis au monde de Peter de s’épanouir. Le silence et le déni sont exactement les forces sur lesquelles comptent tous les pédophiles pour que leurs vrais mobiles restent cachés. C’est à la fois en fouillant dans de vieux papiers et repensant longuement à ma propre expérience que sont devenues patentes pour moi les nombreuses techniques de manipulation dont usa Peter envers moi et ma famille. Les pédophiles sont maîtres en tromperie parce qu’ils excellent d’abord à se tromper eux-mêmes ; ils s’illusionnent jusqu’à croire que ce qu’ils font est inoffensif » p. 400-401.

Margaux aura auparavant fait le récit de l’emprise et des violences sexuelles dont elle fut victime à partir de l’âge de sept ans, soumise à un manipulateur rompu dans l’art du mensonge.

« Il me serra soudain dans ses bras, presque trop fort. Je t’aime tellement, Margaux, tu ne comprends pas. Margaux, Margaux. Tu es unique au monde. Personne ne te ressemble, personne au monde. Tu as été créée pour moi. Tu es mon ange gardien. Tu es mon amour. Ce n’est pas mal de t’aimer, pas quand l’amour est si beau. Ce n’est pas mal d’aimer quelqu’un de si beau. Nous sommes faits l’un pour l’autre ; oublie ce que racontent les autres. Oublie tout : nous sommes les deux seules personnes qui comptent dans ce monde : toi et moi » p. 122.

« Peter s’arrêta dans l’escalier et se tourna vers moi, postée une marche plus bas. Tu sais qu’il ne faut jamais rien leur dire… Je levais les yeux au ciel, puis, le menaçant du doigt : combien de fois faut-il que je te le dise, Peter ? Je suis capable de garder un secret ! Je suis désolé, mon cœur, c’est juste que personne d’autre ne pourrait comprendre ce que nous ressentons l’un pour l’autre. Ils nous accuseraient. Ils nous sépareraient. Ils raconteraient que nous sommes des dégoûtants, et que l’amour que nous nous portons est mauvais » p. 126.

Pascal Wintzer, OFC

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