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« Ne vous faites pas de souci pour demain… »
« Ne vous faites donc pas tant de souci ; ne dites pas : “Qu’allons-nous manger ?” ou bien : “Qu’allons-nous boire ?” ou encore : “Avec quoi nous habiller ? Tout cela, les païens le recherchent. Mais votre Père céleste sait que vous en avez besoin. Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par […]

« Ne vous faites donc pas tant de souci ; ne dites pas : “Qu’allons-nous manger ?” ou bien : “Qu’allons-nous boire ?” ou encore : “Avec quoi nous habiller ? Tout cela, les païens le recherchent. Mais votre Père céleste sait que vous en avez besoin. Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît. Ne vous faites pas de souci pour demain : demain aura souci de lui-même ; à chaque jour suffit sa peine. » (Matthieu 6, 31-34)

 Le cœur qui s’attache aux biens reçoit par eux la charge accablante du souci. Nous voulons, par le moyen des biens, assurer notre vie, nous voulons, par le moyen du souci, nous débarrasser du souci ; en vérité, c’est le contraire qui se produit. Les liens qui nous attachent aux biens et qui retiennent les biens sont eux-mêmes… des soucis.

Mésuser des biens consiste à les utiliser comme une sécurité pour le jour suivant. Le souci s’exerce toujours en direction du lendemain. Mais les biens sont, au sens strict, destinés uniquement au jour présent. C’est justement le fait de m’assurer le lendemain qui me rend si inquiet pour aujourd’hui. À chaque jour suffit sa peine. Celui-là seul est réellement assuré qui remet sans réserve le lendemain entre les mains de Dieu et reçoit aujourd’hui sans réserve ce qu’il lui faut pour vivre. Le fait de recevoir chaque jour nous rend libres à l’égard du lendemain. Penser au lendemain me livre à l’inquiétude incessante. « Ne vous faites pas de souci pour demain »…

Ou bien cette phrase contient une ironie terrible à l’égard des pauvres et des miséreux auxquels Jésus s’adresse précisément, à l’égard de tous ces gens qui – à vues humaines – mourront de faim demain s’ils ne s’inquiètent pas aujourd’hui, ou bien, encore, cette phrase constitue une loi insupportable que l’homme rejettera avec répulsion. Ou bien alors c’est l’annonce unique de l’évangile lui-même, de l’évangile de la liberté des enfants de Dieu qui ont un Père dans les cieux, un Père qui leur a donné son Fils bien-aimé. Comment ne leur donnerait-il pas, avec lui, tout le reste ?

« Ne vous faites pas de souci pour demain »… il ne faut pas comprendre cette phrase comme une sentence de sagesse ni comme une loi. On ne peut la comprendre que comme l’évangile de Jésus-Christ. Seul celui qui obéit et qui a reconnu Jésus reçoit de cette parole l’assurance de l’amour du Père de Jésus-Christ et de la liberté de toutes choses. Ce n’est pas l’inquiétude qui mène le disciple de Jésus-Christ à ne s’inquiéter de rien, c’est la foi en Jésus-Christ.

Il sait maintenant ceci : nous ne pouvons absolument pas nous inquiéter. Demain, l’heure qui vient, nous sont entièrement retirés. Il est insensé d’agir comme si nous avions une possibilité quelconque de nous inquiéter. Car nous ne pouvons rien changer aux conditions du monde. Dieu seul peut s’inquiéter, parce qu’il gouverne le monde. Parce que nous n’avons pas la possibilité de nous inquiéter, parce que nous sommes si totalement impuissants, nous ne devons pas non plus nous inquiéter. Nous usurperions ainsi les prérogatives du gouvernement de Dieu.

Mais celui qui obéit au Christ sait que non seulement il n’a ni la possibilité ni le droit de s’inquiéter, mais encore qu’il n’a pas besoin de le faire. Ce n’est pas l’inquiétude, et ce n’est pas non plus le travail qui créent le pain quotidien, c’est Dieu le Père. Les oiseaux et les lis ne travaillent ni ne filent (Mt 6, 28), et cependant ils sont nourris et vêtus, ils reçoivent quotidiennement, sans souci, ce qui est à eux.

Ils n’ont besoin des biens de ce monde que pour leur vie quotidienne, ils ne les amassent pas, et c’est précisément en agissant ainsi qu’ils glorifient le créateur, non par leur zèle, leur travail, leur inquiétude, mais en recevant tous les jours, avec simplicité, les dons que leur fait Dieu. C’est ainsi que les oiseaux et les lis deviennent des exemples pour ceux qui obéissent au Christ.

 

Dietrich Bonhoeffer,
Le prix de la Grâce, 1937 (1967 pour la traduction française)