Il devient banal d’évoquer la crise du politique. Plutôt qu’en rajouter dans la déploration, un atelier du Centre théologique de Poitiers a rassemblé 13 personnes qui ont travaillé sur le thème : Fonder la vie commune. Voici quelques réflexions qui ne se présentent pas comme un projet politique, il s’agit plutôt de repères éthiques. Les participants se réfèrent à la foi chrétienne tout en souhaitant partager largement le fruit de leur travail.
Inquiétudes et promesses
On ne peut l’ignorer, l’ambiance est souvent déprimante, en raison de la crise écologique, des tensions sociales, de la guerre à nos portes. Faut-il consentir à un inévitable effondrement en raison de pratiques irresponsables et de violences destructrices ? Pourtant, les signes de vie ne manquent pas, avec des engagements en vue d’un rapport plus respectueux à la nature, de solidarités parfois étonnantes, d’une ouverture à l’avenir des générations qui montent.
Développement personnel et bien commun
On peut et on doit parler des épreuves qui peuvent affecter chacun et qui disloquent les relations sociales ; l’expérience humaine prend parfois un tour tragique. Nous nous rappelons que toute vie demeure sous le signe de la fragilité : notre sens des responsabilités nous conduit alors à prendre soin les uns des autres, de la cité, de la nature. Ainsi se dessine une vie commune qui fait appel aux capacités de chacun. De tels rebonds positifs reposent sur l’espérance et ils la nourrissent. En effet, il est alors possible de traverser et de surmonter les épreuves, tant personnelles que collectives ; autant de petites victoires qui soutiennent une avancée, aussi bien pour les personnes concernées que pour la vie commune, et qui tissent des solidarités inédites. Il importe donc de promouvoir le sens d’un bien commun qui ne se réduit pas à la somme des intérêts particuliers. Il en va de l’avenir de la vie sur notre terre et donc aussi de l’humanité.
Peur de l’autre ou amitié sociale
L’organisation de la vie collective suppose une qualité de relation entre les membres de la cité. Nous ne choisissons pas nos compagnons de route : ils nous sont « donnés ». Allons-nous les reconnaître comme un don ou comme une cause de malheur ? La fraternité inscrite sur nos monuments publics nous établit comme frères et sœurs. C’est une invitation à tenir debout ensemble, tout en étant conscients de nos limites et de nos fragilités, et à partager un désir de vie commune sous le signe d’une fraternité active. Celle-ci apparaît alors comme une source qui irrigue toutes nos relations. En réponse à notre désir de bonheur, il s’agit d’une promesse de vie qui suppose que nous fassions corps ensemble. L’accueil de l’autre comme un don, et non comme un ennemi, appelle à pratiquer une juste proximité, sous le signe du respect d’autrui. L’amitié sociale devient possible.
Respect et dignité humaine
Le respect d’autrui se réfère à la dignité de chaque personne, ce qui fonde l’égalité, l’un de nos principes républicains. À ce propos, les Déclarations des droits humains représentent une référence fondamentale. La personne se trouve alors reconnue pour elle-même et non seulement pour ce qu’elle peut « rapporter » à l’ensemble. Des termes courants méritent d’être mis en valeur : osons parler d’écoute, de bienveillance, et même d’humilité. La vie sociale n’apparaît plus comme le champ clos de concurrences allant jusqu’à la domination sur son semblable, ouvrant la voie à des violences destructrices. Justement, le respect concret de la dignité humaine implique que l’on soit prêt à prendre des risques. Il s’agit donc d’un combat quotidien, pour éviter de se situer soi-même comme un dominateur qui écrase les autres, pour défendre le plus fragile qui risque toujours d’être oublié ou même rejeté.
De la distance à la confiance
Une vie sociale relativement pacifiée suppose une culture de la confiance, confiance partagée des humains entre eux, confiance dans les institutions. Ce qui veut dire « faire confiance », mais aussi « être digne de confiance » en tenant ses engagements à tous les niveaux, ce qui vaut tout spécialement pour les responsables politiques. Dans le cadre des institutions, il importe d’agir de manière juste, ce qui suppose des relations de proximité avec les élus et les administrations ; la distance et la bureaucratie altèrent la confiance. La relation à l’autre n’est pas un moyen de tirer profit de lui : l’accueillir comme un don suscite de part et d’autre le désir de donner à vivre. Le mot confiance a la même racine que le mot foi, nous pouvons aussi parler d’espérance.
Un chemin de fraternité
Nous découvrons de multiples signes positifs : notamment le goût de servir la vie et la relation fraternelle, dans les engagements familiaux, professionnels, associatifs, etc. Nous puisons dans l’espérance la volonté et le courage de prendre notre part dans cette vie commune ouverte à l’avenir, sous le signe de la paix intérieure, de la paix civile, de la paix entre les peuples et avec la nature. Nous avons en charge d’humaniser ce monde, non sous le mode d’une domination ravageuse, mais au contraire d’un respect actif et créatif, au service d’une fraternité toujours à inventer. À la suite de François d’Assise, nous pouvons ouvrir cette fraternité à l’ensemble du vivant et à l’ensemble du créé. Un tel chemin de vie nous permet de goûter la joie.
Amour, don et gratuité
Avançons encore d’un pas. Si nous fondons notre vie en commun sur la fraternité, osons parler d’amour. Cette référence est souvent réservée à la sphère intime. Mais nous pouvons la solliciter pour parler de nos relations sociales, au-delà des seuls calculs d’intérêts, de comparaisons, d’équivalences. C’était déjà suggéré avec les notions de respect, de bienveillance, d’amitié sociale. Il ne manque pas d’auteurs aujourd’hui pour évoquer l’amour comme un élément essentiel de la vie commune. Ainsi, les relations entre nous ne sont pas dictées seulement par l’intérêt individuel, elles comprennent aussi le goût du don et de la gratuité. Dans une vie commune, chacun donne et reçoit ; nous sommes dans le registre de l’échange continu. Mais il ne suffit pas d’écrire fraternité, un « frère » peut agresser l’autre jusqu’à le tuer. Il nous faut donc apprendre à vivre fraternellement, sous le signe d’une réciprocité qui va jusqu’à l’amour partagé. Notons que l’amour ne peut reposer que sur l’engagement libre de chacun, il n‘y a pas d’amour si l’on est seulement guidé par la peur du châtiment ! Même si le terme amour est peu revendiqué pour évoquer la vie en société, un regard attentif pourra en discerner de multiples signes. La référence à l’amour nous permet de tricoter ensemble les termes de la trilogie républicaine : liberté, égalité, fraternité.
Dieu est amour
Chaque humain porte en lui des germes de vie, d’amour, d’espérance. Les chrétiens reconnaissent la source de cet amour en Dieu qui fait de nous des frères et sœurs en Jésus Christ, ce qui nous invite à servir la vie en pratiquant concrètement une fraternité universelle. Une telle référence à la fraternité permet de fonder la vie commune tout en libérant des énergies susceptibles d’ouvrir à un avenir de responsabilité, de solidarité, de paix partagée.
Propos partagés par le P.André Talbot